Je l’observe depuis plusieurs jours maintenant sans trop savoir comment aborder le sujet. Difficile de ne pas remarquer sa différence, elle est omniprésente, il la porte au quotidien avec une attitude qui inspire vraiment le respect. Je l’ai pour camarade de chambre, il a de l’humour, il est taquin, il a l’air d’être agréable comme mec, pas du genre à mal prendre une question quelque peu curieuse. Je fabule sans trop savoir ce qu’il en sera si j’ose dépasser les bornes en m’aventurant sur une pente immensément glissante. Il est là, à faire Dieu seul sait quoi tandis que j’échoue à me concentrer pour retourner à mon bouquin. J’en suis à la dixième relecture de la même phrase, je ne parviens pas à faire autrement, à chaque fois que je replonge la tête dans mon chapitre j’éprouve le besoin de relever la tête et de le regarder. Sa jambe m’impressionne, elle laisse surtout place à des tonnes de questions. J’ai conscience de la lourdeur des interrogations que je risque de laisser s’abattre sur lui. Tout le monde le fait surement chier avec cela. Je me mords la lèvre inférieure, prend une grande inspiration et me décide à briser la glace. Tant pis s’il me remballe, j’aurais au moins une réponse concrète et je saurais où m’aventurer ou non. « @Sander… » Il lève la tête, prêt à m’écouter, parfait. « Je suis super indiscrète, j’espère que tu ne le prendra pas mal. » Je suis déjà lancée, impossible de m’arrêter en si bon chemin. « Que t’est-il arrivé à la jambe ? » Pourvu qu’il ne le prenne pas mal.

Je suis installé sur le canapé depuis quelques minutes. Je fais pas grand chose, si ce n'est admirer la vue devant moi. Mes pensées vagabondent dans tous les sens, quand je suis tiré de mes songes par une voix. Tara. L'intonation...Je sens de la gêne. Pour l'avoir côtoyée quelques jours, et partagée sa chambre, je sais qu'elle meurt d'envie de me parler de ma jambe artificielle. Mais qu'elle n'a pas encore osé aborder la question. C'est toujours la même chose. L'homme est un être curieux de nature. La seule différence étant le temps que chacun peut mettre à aborder le sujet. Y'en qui sont cash et demandent direct. D'autres qui hésitent, tâtonnent, comme elle, et finissent par prendre leur courage à deux mains. Puis une troisième catégorie qui bien qu'ils en meurent d'envie, n'osent jamais demander. J'ai appris à ne plus m'en formaliser. Bien sur que j'aimerais qu'on arrête de me demander à chaque fois qu'on me croise. Il fut un temps – pas si éloigné que ça – je l'aurais remballé bien comme il faut. Ras le bol d'avoir à me rappeler constamment cet épisode tragique de ma vie quand je ne cherchais qu'une chose : l'oublier. Sauf qu'il a fallu que je me rende à l'évidence : les gens n'arrêteraient pas avec leurs questions. Alors à moi de faire avec.  « Et moi qui pensais que t'allais me demander comment je fais pour être aussi sexy au quotidien. » Quelle déception.  « Mais cette jambe ? Bah tu sais, ces petits dessins, ça s'appelle des tatouages. Y'a des mecs très doués qu'on peut payer pour faire ça. »  Le gars qui joue au con en faisant semblant de ne pas comprendre et qui parle de sa jambe valide.  « Oh attends...Tu parlais de celle là ? » Je tends la prothèse.  « Accident de voiture. » Que je me contente de répondre.  « Tu t'attendais peut être à une histoire héroïque, genre un soldat qui a risqué sa vie pour les autres...et qui s'est fait explosé par une bombe, mais nan rien de tout ça, désolé de te décevoir. » Cela serait clairement une meilleure histoire à raconter.

La demoiselle rentre dans mon jeu, et fait semblant de découvrir le concept du tatouage. J'hoche la tête pour approuver ses dires.  « Carrément. Ils tatoueront ce que tu veux, où tu veux, c'est génial ! Regardes, même des gribouillages sur la gueule qui ne ressemblent à rien, ça passe. Tant que t'as le fric c'est bon. » Petit tacle complètement gratuit à ce cher candidat qui a la gueule tatouée. Clairement, je suis un adepte du tatouage en tant que forme d'art, mais là ? Mon dieu. On revient ensuite au sujet de base, bien plus sérieux, mon amputation. J'évoque simplement un accident de voiture. Rien de bien waouh. Après tout tant qu'à perdre une jambe, autant que l'histoire à raconter soit fabuleuse et que ça me mette un peu en avant. Mais nan. Elle m'a demandé pour éviter de fabuler, et de se monter tout un scénario dans sa tête.  « Nan mais t'as bien raison, je préfère qu'on soit direct avec moi, plutôt que ça parle dans mon dos et qu'on invente tout un tas de théories fumeuses. » Par contre, elle veut plus de détails. Pourquoi ça ne me surprend pas ? Comme si j'allais m'en tirer juste avec un « accident de voiture ». Rare sont les gens qui se contentent de cette réponse.  « Tu peux...Tout le monde est au courant de toute façon, suffit de googler mon nom pour tout connaître de ma vie. » Malheureusement. Bon elle a pas le net sous la main, et elle ne connaît probablement pas encore mon nom de famille, mais ça doit pas être bien difficile à trouver.  « Mais si je réponds, j'ai le droit de t'assaillir aussi de questions. » Peut être n'aurais je pas dû mentionner le fait qu'elle pourrait trouver plein d'informations sur le net, ça me laisse moins de manœuvres. M'enfin il n'y a pas de raisons qu'elle me dise « non non je veux tout savoir de toi mais par contre je ne répondrais à aucunes questions, c'est privé, désolé ». On risque de ne pas aller bien loin comme ça sinon.

J’aime bien jouer, les taquineries ça me plait, c’est quelque chose qui me redonne toujours le sourire. Mes élèves apprécient mes cours de français parce que j’ai l’habitude de les taquiner. On aurait parfois tendance à me reprocher d’être proche d’eux, certains collègues ont l’impression que je suis leur copine de l’extérieur alors que j’ai réussi à établir un certain degré de respect, de proximité et de professionnalisme qui me permet de conserver l’attention de la plupart de mes protégés. Nous ne sommes pas là pour faire cours en se fichant complètement de notre audience après tout, j’ai à cœur leur réussite et leur bien-être, quitte à parfois m’immiscer un peu plus que de raison dans leur intimité pour leur propre bien. Je laisse à Sander la joie de m’enseigner à son tour ce qu’est l’art du tatouage, j’en connais déjà un rayon sur le sujet mais jouer l’idiote me va bien, presque trop bien à mon goût d’ailleurs. « Pauvre Vitality… Vitamachin, j’sais plus ! » Il a de nombreux tatouages sur le visage, pas vraiment mon genre, le message passe mal, il a beaucoup trop surchargé sa peau. Sander a un bon pourcentage de peau recouverte également, difficile d’analyser tout cela sans se griller. « T’as prévu de te tatouer les abdos aussi où tu laisse cette partie de ton corps vierge pour que les femmes puissent saliver en te regardant ? » Un petit tacle sur toutes ces femmes incapables de faire preuve de sang-froid quand elles se retrouvent face à un mec bien foutu. A croire qu’elles ont envie de se comporter comme des mâles, toujours en chaleur, incapables de ne pas dégainer leur petit zigouigoui à tout bout de champ lorsqu’ils se retrouvent avec une femme. J’opte pour un degré de curiosité plus élevé lorsque j’aborde le sujet qui pourrait potentiellement fâcher. Il me rassure et me permet d’abuser un petit peu plus encore en poursuivant sur ma lancée. « Sur internet toutes les données sont plus ou moins faussées. Je préfère l’entendre de toi directement, ça ne m’intéresse pas sinon. » Je ne suis pas trop branchée potins, lorsque je veux savoir quelque chose, je ne passe pas par les autres, je ne tergiverse pas, je fonce tête baissée pour obtenir réponse à mes questions. « Deal ! » Je lui tends la main, comme pour sceller le contrat qui me forcera à répondre à ses questions, quelles qu’elles soient.

« Pauvre Vitality… Vitamachin, j’sais plus ! »  Il semblerait que la demoiselle ait fait un lien entre ma remarque et un candidat. Comment, serait-ce si évident que ça ?  « On va pas le plaindre, c'est son choix, aussi étrange soit-il. » Je suppose qu'il assume parfaitement ses gribouillis sur la figure. Mais il est jeune, dans quelques années, il regrettera très certainement d'avoir fait ça. Car comment voulez vous qu'un employeur vous prenne au sérieux quand tu vois le type débarquer comme ça ? Cela va lui fermer beaucoup de portes. Pas étonnant qu'il s'oriente vers le mannequinat du coup. Tara me demande alors si j'ai pour projet de tatouer les abdos aussi, ou si je laisse les femmes saliver sur ma plastique.  « Nan nan c'est en projet. Tout doit disparaître ! » que je réplique amusé. Mais oui j'ai bien l'intention de continuer. D'autant qu'on peut encore voir ma cicatrice non loin du nombril.  « Mais bon, cela ne devrait pas empêcher les femmes de continuer à fantasmer sur moi. » Après tout les abdos seront toujours là, recouverts ou non de tatouage. En tout cas, elle souhaite en savoir plus sur moi, et mon accident je suppose. Je l'informe qu'au final elle pourrait tout trouver sur le net. Etant une figure publique dans mon pays, cela a fait les choux gras de la presse durant des semaines et des semaines. Je lui sers alors la main pour sceller notre marché sur le fait que j'ai le droit de lui poser des questions indiscrètes en retour.  « Alors vas y balance, qu'est ce que tu veux savoir ? » Comment l'accident est arrivé ? Qui est en tort ? Quand cela s'est il produit ? Est-ce que ma jambe va repousser ? Ah non ça ce sont les mioches qui demandent ça.

Je ne juge personne, chacun est libre de faire ce qu’il veut, mais ce jeune homme qui a la moitié du corps tatoué, sans compter le visage… S’il est heureux comme ça, tant mieux pour lui, mais j’ai du mal à comprendre l’intérêt de ce qu’il a sur la tronche. Trop de tatouages différents sur un seul endroit tuent le tatouage si vous voulez mon avis. L’important c’est qu’il soit à l’aise dans sa peau, s’il a besoin de cela, alors tant mieux, je suis contente pour lui. Quel discours moraliste Tara, t’es pire que les petits vieux de ton quartier quand tu t’y met ! « Chacun se démarque à sa manière… Moi j’ai choisi d’être grosse, ça demande moins d’effort ! » Je conclus, l’œil rieur. Quoi ? Pourquoi ne pourrais-je pas forcer le trait ? Avoir quelques kilos en plus ce n’est pas un drame, j’aime en rigoler. Contrairement à d’autres, je ne suis pas complexée par cela, au contraire, c’est de là que je puise le plus gros de ma force. Puisque nous sommes sur les tatouages, je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer qu’il n’avait pas encore touché à ses abdos. Comment ? J’ai des yeux qui n’hésitent pas à se balader sur les jolies choses voyez-vous, surtout lorsque ces jolies choses se trimballent à moitié nues pour aller au lit. Oh ça va, on autorise bien les mecs à mater à tout bout de champ, pourquoi n’aurions-nous pas le droit d’en faire autant, nous les femmes ? « Tu comptes faire quoi ? T’as déjà une idée concrète ? » Un tatouage ça se cogite, l’impulsivité n’apporte généralement rien de bon. Rien de tel pour avoir des regrets. Si je m’écoutais, j’aurais déjà au moins quinze tatouages, j’en regretterai la moitié si ce n’est plus. Voilà pourquoi j’ai uniquement craqué pour un petit tatouage discret, pour éviter d’avoir à passer par le chirurgien pour tout faire effacer ensuite. Place aux questions indiscrètes, maintenant que notre pacte est scellé. « Que s’est-il passé ? Tu t’en souviens ? » Il n’est pas rare qu’on occulte les instants qui ont précédé un tel choc, le cerveau dispose de toutes sortes d’armes pour protéger l’être humain lorsqu’il se confronte à des situations qui pourraient engendrer un lourd traumatisme.

Chacun se démarque à sa manière selon elle...La diplomate. J'ai beau avoir plein de tatouages partout sur le corps, ça ne m'empêche pas de trouver les siens hideux. Après libre à tout le monde de détester les miens aussi. Bon nombre de personnes pensent aussi que c'est beaucoup trop, et que c'est mutiler mon corps par exemple. « Vous avez déjà perdu une jambe, vous ne croyez pas que c'est déjà assez ? ». Et si vous alliez vous faire foutre, cordialement bien sur. En tout cas je constate qu'elle rigole de son poids, et s'en amuse, ce qui est une bonne chose. Évidemment je doute qu'elle a choisi d'être grosse.  « Et moi je me suis dis que deux jambes, c'était trop commun, alors j'ai préféré m'en séparer d'une. » Peut être que des gens auraient répliqués, mais naaan t'es pas grosse, mais ça serait hypocrite. A partir du moment où elle doit être plus lourde que moi, c'est que clairement elle est en surpoids. Pour en revenir à mes tatouages elle me demande si je compte laisser de l'espace au niveau des abdos. Non c'est en projet. Est ce que j'ai déjà une idée ?  « Je suis quasiment certain que ça sera Ganesh. Mais je réfléchis encore aux détails. » Tous mes tattoos sont travaillés, et j'ai le sens du détail. Rien avoir avec ceux de Vitaly qui semblent avoir été dessinés par un gamin. Les miens demandent beaucoup de réflexion. C'est pas juste une succession de tattoo sans le moindre sens. Ils racontent tous quelque chose.  « Son nombril ça sera le mien du coup. »  Pour le petit effet visuel. Bref, maintenant on revient sur un aspect de ma vie beaucoup moins drôle. Mon accident. Alors que dans le fond c'est le moins important. Ce qui compte, ce n'est pas de savoir comment j'ai perdu ma jambe, mais plutôt comment je le vis actuellement et qui je suis nan ? Enfin... Elle souhaite savoir ce qu'il s'est passé, et si je m'en souviens.  « Je te préviens, je veux pas de câlins, que ça tourne au pathos ou quoi. » Parce que l'histoire que je m'apprête à lui raconter est tragique. Allez savoir pourquoi les gens veulent toujours me faire des câlins. Et moi j'ai envie de les frapper. Donc si jamais elle en a, qu'elle se garde ses élans d'affection pour elle.  « Je ne me souviens de pas grand chose non...Surtout qu'on va pas se mentir, j'étais complètement torché. » Et là elle va peut être s'imaginer que c'est la raison de l'accident du coup.  « On rentrait de soirée mon frère et moi. C'était lui le conducteur désigné, il était sobre. Il conduisait toujours de manière ridiculement prudente. Tellement agaçant. » Jamais il ne dépassait la vitesse maximum autorisé, il respectait toutes les signalisations, beaucoup trop à mon goût. Je détestais monter avec lui. Mais bon là il s'était dévoué pour faire le chauffeur, alors je n'allais pas m'en plaindre, au contraire.  « Et pourtant cela ne nous a pas empêché de nous prendre une voiture de plein fouet, qui roulait bien trop vite... Moi tout ce que je me souviens, c'est d'une lumière aveuglante, puis plus rien. Je me suis réveillé 45 jours plus tard, à l'hôpital, et une jambe en moins. » Mais ce n'était clairement pas le pire en comparaison de l'autre annonce qu'on m'a faîte : le décès de mon frère.

Les tatouages ont toujours un sens pour la personne qui décide de passer sous l’aiguille d’un professionnel. Si tel n’est pas le cas, il s’agit probablement d’une erreur qu’un certain nombre d’idiots ne cesse de répéter. Ton tatouage doit te parler, quel est l’intérêt sinon ? Tout ce qui touche à un aspect décoratif fini toujours par lasser, à l’image de l’Homme. Nous ne parvenons pas à nous poser suffisamment longtemps pour apprécier la chance que nous avons au quotidien, un élément doit toujours venir remettre tout cela en péril, cet élément est souvent de notre propre fait. Certains décident de se distinguer en se tatouant le visage d’affreux motifs, à l’image d’un Vitaly que je me sens toujours coupable de regarder avec instance. Pas parce que je suis occupée à le juger pour ce qu’il a sur la tronche, non, plutôt parce que je tente tant bien que mal d’interpréter chaque motif. Un travail de longue haleine à l’image de la variété de symboles qu’il a sur la peau. Je préfère rebondir avec humour là-dessus en invoquant ce que l’on pourrait très aisément qualifier de surpoids. J’ai des formes, je suis loin d’être complexée par cela. Certaines enchaineraient les régimes, iraient jusqu’à arrêter de se nourrir pour perdre du poids alors que ton corps est tout simplement comme il est. A quoi bon repousser l’inévitable ? Perdre quelques kilos pour empirer la situation en reprenant le double une fois que ton alimentation revient à la normale ? Je ne me blinde pas de McDonalds, encore moins de sucreries. J’ai une alimentation globalement équilibrée, je me permets quelques petits écarts parce que c’est ce que la vie devrait être… On se prive déjà quotidiennement de faire des tas de choses, si en plus on s’impose de ne rien manger… On pourrait aussi parler de négligence, c’est ce qu’une ancienne connaissance ne cessait de me répéter sans comprendre que derrière mon corps se cache des heures de travail. Je passe des heures et des heures à la salle de sport, mon corps est peut-être plus large que la moyenne, mais il n’est pas flasque de partout pour autant. Je muscle au maximum ce qui peut l’être voyez-vous ! Comment être complexée dans une telle situation ? Tout bonnement impossible. Sander est capable de se moquer de sa différence, de sa jambe artificielle, j’apprécie et laisse peut-être même les mots surgir plus vite que ma pensée. « Toujours plus, t’as mis la barre très haut ! » Encore plus lorsqu’il partage ses projets, Ganesh hein ? Un dieu hindou. « Rassure-moi, tu ne comptes pas utiliser ta… Trompe, pour remplacer celle de l’éléphant hein ? Parce que bon… Peut-être que ça semble être une bonne idée maintenant, mais dans trente ans j’suis pas sûr que ça aura la même allure ! » Mais moi je dis cela… C’est juste un avis comme un autre, peut-être que d’autres apprécieront l’idée. Place à un peu de sérieux, le sujet est délicat mais je m’y engage tête la première. Sa condition ? Ne pas laisser de place au Pathos. « Quoi ? J’ai l’air d’être hyper émotive et câline comme fille ? Pas du tout… Je suis outrée par une telle insinuation. » J’ai peut-être loupé une vocation, j’ai un acting de malade non ? Non ? Bref… « Bon okay… J’suis câlin, mais je me retiendrais, promis. » Je l’écoute, je ne moufte pas, perdue dans ses yeux. Ce n’est pas tant ses paroles qui importent. Les yeux sont le miroir de l’âme, il n’a pas besoin d’aller plus loin pour que je comprenne. Les omissions sont toujours plus éclairantes. « Je… Je suis désolée pour ton frère. » J’ai peut-être tort, peut-être que tout s’est bien fini pour lui. Mes tripes me disent le contraire. « Cela fait combien de temps ? »

Je lui parle de mes projets de nouveau tatouage. Vi j'ai déjà une très bonne idée de mon prochain. Ganesh. Elle évoque la trompe de l'éléphant qui pourrait être représenter par mes propres attributs. Cela ne m'avait même jamais traversé l'esprit. « Ecoute je n'y avais pas pensé mais cela pourrait être une idée ! » que je réplique en plaisantant. Avant de reprendre plus sérieusement.  « Non mais je me suis fixé deux limites. Deux zones intouchables. Mon visage et ma queue. » Bon et mes couilles aussi cela va de soit, c'est compris dans le package. Mais tout le reste, c'est possible. J'ai déjà des zones assez rares de tatouées, comme la paume de ma main, ou mes fesses. Puis il est finalement question de mon handicap, et de ses raisons. Qui n'est pas forcément décoléré de mes tatouages, puisque dans le fond, ils sont la conséquence de cet accident. Sans ça, il est fort probable que je ne serais pas tatoué du pied à la tête. Oh j'en aurais quelques uns, mais pas autant, et pas avec la même signification. Par contre je l'informe que si elle veut connaître l'histoire, elle laisse sa pitié de côté, et ses câlins. Non parce que bon je la vois bien du genre à vouloir me prendre dans ses bras, tout ça. Elle tente de me convaincre d'ailleurs que c'est pas du tout son style. Mouais, va falloir revoir son jeu d'acteur. En tout cas, elle réfreinera ses élans d'affection, bien. Je lui comte alors mon récit. Je ne précise pas que mon frère est décédé, mais elle semble le comprendre toute seule. Puis bon, j'ai aussi un tatouage sur le torse avec écrit à la mémoire de mon frère, donc ce n'est guère un secret. Elle se dit désolée. J'sais pas pourquoi les gens se trouvent toujours désolés alors qu'ils n'y sont pour rien. Mais je suis le premier à le faire aussi. Peut être parce qu'on ne sait pas quoi dire d'autre.  « Aout 2014. » Alors que j'étais au sommet de ma gloire. Récémment médaillé olympique. Heureux en mariage. Tout l'avenir devant lui. Et en seulement quelques secondes toute ma vie a basculé. Et ma famille s'est éclatée.  « Je suis resté 17 mois à l'hopital. Et le pire dans tout ça ? C'est que le connard qui a tué mon frère, lui est sorti seulement au bout de quelques jours. Tu le crois ça ? Un p'tain de miraculé... » On peut sentir la colère en moi, tojours vive. J'espère qu'aujourd'hui il est hanté chaque jour par cet accident et que sa vie a volé en éclats à cause de ça. Et j'en ai rien à foutre que ça ne soit pas une chose à dire. Que c'est un garçon de bonne famille qui a fait une erreur stupide. Qu'il a le droit a une seconde chance. Au pardon. Il n'aura jamais le mien. Même si pour ma guérison, on m'a conseillé de lui donner. Que cela m'aiderait à tourner définitivement la page et faire mon deuil.  « T'as des frères et sœurs ? »